Krief Nicolas
« Cette série, commencée en 2010, traite du travail dans les musées, lors de la préparation des grand-messes artistiques. Les photos présentées ici ont été prises au Grand Palais, au Musée d’Orsay, au Palazzo ducale de Venise…
Une de mes premières impressions lorsque je le commençais fut l‘extrême prévenance à l’égard des œuvres manipulées, la technicité et la précision des gestes, qui donnaient une évidente théâtralité aux scènes auxquelles j’assistais.
Plus encore, cette théâtralité, peut-être parce qu’elle était très codifiée et répétitive, prenait les traits d’une véritable liturgie : des objets précieux et admirables, manipulés selon des règles et des procédés stricts, pratiqués par des spécialistes ; j’ai eu très vite le sentiment qu’une véritable religiosité animait ces moments. La question de notre rapport à l’objet de musée m’apparaissait rapidement centrale, et mon regard s’orientait.
Je voyais clairement s’opérer un phénomène de transsubstantiation : le musée intronisait l’objet exposé, comme objet culte, comme œuvre d’art ou de pop’art.
J’assistais à ce moment dont parle le sociologue Bernard Lahire lorsqu’il compare cette “magie sociale” qui fait de l’exposition un acte performatif (qui transforme une œuvre en objet de culte), à la transformation “d’une sculpture d’animal en totem, d’une eau banale en eau bénite”.
Ces moments d’accrochages m’apparaissaient des moments d’exception dans le rapport qu’on entretient à l’objet de musée, à l’objet d’art, à l’art. Des moments tenus secrets du profane, où clercs et servants officient pour la préparation du culte. Où s’organise aussi une stricte répartition des rôles, où chacun est à sa place, et où s’expriment les différentes proximités au sacré et les différents rapports à l’œuvre d’art.
Ainsi, certains ont la tâche de décider de l’emplacement des œuvres dans l’exposition et de leur présentation. À d’autres revient celle de les manipuler, de les porter, de les déplacer, de les installer.
Pour ceux-là – les installateurs et les accrocheurs –, ces objets de musées, avant d’être des œuvres admirables, sont de très prosaïques matériaux de travail. Ils sont dotés d’un poids et d’un encombrement ; ce sont des objets fragiles et coûteux, souvent difficilement manipulables. Ainsi, les “servants” entretiennent souvent un rapport original à l’œuvre : une proximité physique et charnelle avec l’objet, et à la fois une réserve profane et timide à l’égard de l’œuvre d’art.
Pour les premiers, ceux qui décident des emplacements et du tempo, les mêmes qui ont décidé de leur présence dans l’exposition, ces “objets de musée” élus parmi d’autres sont des objets de dévotion savante, à la fois comme œuvres-phares de l’histoire de l’art, comme œuvres admirables et comme biens précieux.
Les profanes et les dévots ; les laïcs et les prêtres ; ceux pour qui la foi se présente comme un état de fait et ceux pour qui elle est une évidente vérité : se joue lors de ces Accrochages notre rapport à l’Ordre et au Sacré, un sacré toujours aussi prégnant dans notre monde sécularisé. »